LE PORTEL DANS LA TOURMENTE
Enfant du Portel , j’ai retrouvé un document appartenant à mon oncle Pierre Lobez ( décédé en Algérie en 1956 ) . Ce document est une revue publiée en mars 1944 , il s’intitule " Nos villes dans la tourmente" . Ce document relate les bombardements du Portel de septembre 1943 qui causèrent la mort de 500 personnes. L’opération Starkey mise au point par le général Sir Frederik Morgan , chef du SHAEF, le grand état-major des forces alliées n’eut pas les résultats escomptés sur le plan stratégique. La ville détruite à 94% fut vidée de ses habitants et cette opération reste une blessure profonde dans le coeur des Portelois. Je mets donc à la disposition des amoureux de l’histoire du Portel ce document . Vous pouvez télécharger la première partie de ce document au format PDF en cliquant sur la couverture de l’ouvrage ci-dessous.
NOS VILLES DANS LA TOURMENTE ( édition de mars 1944)
LA DESTRUCTION DU PORTEL
(8-9 SEPTEMBRE 1943)
Dans les premiers jours de septembre 1943, la région boulonnaise avait été particulièrement survolée par l’aviation anglo-saxonne sans que la population, habituée depuis trois années à des passages aériens ,fut particulièrement alarmée. Mais le samedi 4 septembre, fâcheux symptôme, le Portel était bombardé à deux reprises. Il y avait des dégâts dans plusieurs rues et l’on avait ramassé sept tués et six blessés. Les trois jours qui suivirent furent relativement calmes. Le 8 septembre au matin la population assista avec émotion aux funérailles de plusieurs victimes parmi lesquelles il y’ avait deux enfants, âgés de dix et onze ans. Le temps était doux, c’était une belle et calme journée d’arrière-saison. Brusquement, le soir, un peu avant huit heures, de grosses formations de bombardiers anglo-américains apparurent au-dessus de Boulogne .Comme d’habitude, les habitants croyant que ce n’était pas pour eux , se bornèrent à admirer la formation des escadrilles qui passaient à haute altitude . Dix minutes plus tard, les avions, au nombre d’une centaine ,étaient déjà de retour et leurs premières bombes tombaient aussitôt sur Boulogne même puis aux environs de la Grande Armée .
Du haut du beffroi, le sous-préfet et le maire de Boulogne assistèrent au bombardement de la banlieue boulonnaise et de son agglomération. Puis Le Portel fut pris comme cible … La destruction méthodique du Portel était commencée .
Le nombre des appareils et les attaques répétées tous les quarts d’heure pendant plus de deux heures provoquèrent dans le centre de la commune des démolitions extrêmement importantes entraînant la mort d’un grand nombre d’habitants, ensevelissant ceux que la rapidité de l’attaque avait empêché de rejoindre les abris .
La puissante déflagration des explosifs projeta à une très grande hauteur de véritables nuages d’une fine poussière faite de plâtras et de terre pulvérisés que le vent poussa vers Boulogne où elles retombèrent lentement comme les cendres du Vésuve s’en vont au loin dans la campagne napolitaine . Le bombardement n’était pas terminé que déjà des équipes de sauvetage comprenant une centaine d’hommes dont un certain nombre de prisonniers libérés arrivent au Portel. Avec les magnifiques détachements de marins-pompiers et de sapeurs- pompiers de Boulogne, ils vont renforcer le groupe de protection portelois déjà au travail.
Déjà dans les décombres l’on commence à dégager des blessés et des morts. Les ambulances automobiles des sections sanitaires de la Croix- Rouge établissent une « noria» entre le Portel et l’hôpital Saint-Louis de Boulogne. Tout le service médical et chirurgical a été alerté. Les sauveteurs vont, sans discontinuer, travailler à dégager de nombreux blessés et même des gens indemnes, mais il y a. hélas ! beaucoup de morts.
LA NUIT TRAGIQUE
Vers vingt et une heure, deux avions de reconnaissance ou plutôt d’observation survolent le Portel à très basse altitude et peuvent aisément se rendre compte des résultats du bombardement.
Une heure se passe. La nuit est venue. A la lueur de lampes électriques, de fanaux à pétrole provenant des bateaux de pêche, les travaux de secours se poursuivent. Brusquement, vers 22 heures, le bombardement par avion recommence, il ne prendra fin qu’à 1 h. 30 du matin. A intervalles réguliers, les avions passent au-dessus de la commune et lâchent leurs torpilles par salves inexorables.
La soudaineté de ce second raid ne permet pas aux équipes de secours de se mettre immédiatement à l’abri dans les caves qui sont d’ailleurs écrasées lorsque les bombes les atteignent directement. Au cours de ce deuxième bombardement, des équipes de sauveteurs sont anéanties, désorganisées, dispersées. La mort apparaissait partout dira un témoin Le chef de la défense passive, M. Bonne, architecte de la ville de Boulogne ; un avocat, M. Delcourt, chef d’une équipe de sauveteurs, et M. Bé, directeur-adjoint de la Maison du Prisonnier, pris sous les décombres d’une maison de la Grand’Place, ne seront dégagés que vers trois heures du matin. En même temps qu’eux sont blessés une dizaine d’anciens prisonniers travailleurs volontaires.
Mais laissons parler un témoin
« Rue Victor-Hugo, au n° 20, la charpente de la maison écrase une cave effondrée d’où s’échappent des appels désespérés.
Déjà on a retiré deux blessés et trois cadavres dont celui d’un bébé de trois semaines. Pour arriver jusqu’aux ensevelis, il faut se faufiler à travers le poutrage disloqué, le travail semble impossible, je me penche, je me glisse. Au fond, trois cadavres apparaissent, les appels des survivants, se font plus pressants… Négligeant les cadavres ‘on s’occupe de ceux qui vivent encore. Travail dur, on ne peut se servir ni de pelles, ni de pioches, on fait la chaîne pour se passer les décombres. Les cris deviennent plus ardents, encore deux pierres enlevées et une figure d’homme émerge – « J’étouffe, à boire, dit-il…. »
Le malheureux demande avec angoisse des nouvelles des siens… Hélas ! Ils sont tous morts. « Dans l’air de nouveaux ronronnements d’avions étouffent bientôt les appels plaintifs des ensevelis. Tout de suite les bombes tombent plus drues que jamais. De cette cave l’on ne retirera plus que des cadavres et il faudra y ajouter ceux de plusieurs agents de police tandis que deux adjoints au maire du Portel seront ramassés blessés aux abords des ruines.
Dans une cave de la rue du Pont-Hamel, une grand’mère pleure auprès du cadavre d’un enfant de trois semaines, la mère est tuée, le père mourant à l’hôpital. Le bombardement est si intense «qu’on ne s’entend plus » dit un témoin. Affolée, la vieille femme s’empare à deux mains du cadavre de l’enfant, l’élève violemment vers le ciel en criant «Seigneur, par ce petit ange, ayez pitié de nous… » Elle n’a pas le temps de finir, dans un fracas démoniaque une torpille est tombée à moins de cinq mètres anéantissant tout. Mais comment décrire cette tragédie nocturne où la mort va de porte en porte et pendant laquelle une effroyable panique bien compréhensible s’empare de tous les Portelois.
Un témoin écrira :
« Dans une maison, le corps d’une pauvre femme tuée au cours du bombardement précédent est veillé par ses enfants, une torpille écrase la maison, cinq nouveaux cadavres gisent sous les débris du cercueil. »
Les équipes de sauveteurs soumises elles- mêmes au bombardement, s’orientaient difficilement dans une nuit d’abord très sombre puis éclairée par les fusées lumineuses et les incendies. Il y eut vraiment des scènes indescriptibles. L’abbé Boidin qui, en ces minutes effroyables, se souvenait aussi qu’il était un sous-officier d’artillerie et l’un des derniers défenseurs de Dunkerque en juin 1940, montrait une abnégation inlassable.
De compagnie avec les docteurs Godart et Dumont, ils allaient de cave en cave, soignant les blessés, réconfortant les malheureux habitants qui se croyaient à leur dernière heure.
Une jeune infirmière de la Croix-Rouge, Melle Blaise, de Boulogne, à peine âgée de vingt ans, assura sans interruption pendant quarante- huit heures dans une petite voiture «Amilcar » le transport des blessés, passant à travers champs lorsque les routes furent « coupées » par les bombes. Son courage remplissait d’admiration les habitants éperdus. Sur la place de l’Eglise, une jeune infirmière qui a été fauchée avec sa voiture sanitaire est couchée sur un brancard, défigurée, aveuglée par le sang, l’on est en train de la panser lorsque l’on entend des appels, ce sont de nouveaux blessés que l’on amène; de nouveaux brancards sont nécessaires, péniblement, l’infirmière se glisse en bas du sien et dit avec calme : « Prenez le mien… »
A onze heures du soir, le sous- préfet, M. de Villeneuve, réussit à alerter par téléphone le préfet du Pas-de-Calais. Après le second bombardement, vers deux heures du matin, le maire de Boulogne fait à son tour appel au préfet. Tout le système de sécurité a déjà été mis en branle. Lille, Arras, Béthune, Montreuil, Saint-Orner, vont envoyer leurs équipes de secours. Paris fait partir le train d’assistance constitué par le Gouvernement. Le maire de Boulogne a demandé aussi des secours à Calais. Ce sont les Calaisiens, suivis de près par les sapeurs-pompiers de Béthune qui arrivent les premiers vers quatre heures du matin ; ils sont aussitôt dirigés sur le Portel.
Les thèmes de propagande des radios anglaises avaient suscité dans toute la zone côtière une véritable psychose du débarquement. « Ils» allaient venir… « Ils» étaient attendus d’un jour à l’autre. « Ils » arrivaient, etc… C’est dire que dès le milieu de la nuit, le pilonnage du Portel fut interprété comme le prélude d’une opération de débarquement.
Or, « Ils » n’étaient pas là !… Alors on ne comprenait plus les raisons de ce raid si furieusement homicide. « ils n’étaient pas là », mais la Mort envoyée par eux avait de sa large faux couché dans les rues du Portel cinq cents cadavres d’enfants, de femmes et d’hommes de tous âges depuis les beaux adolescents de 18 ans jusqu’aux octogénaires… Cinq cents cadavres contorsionnés, déchiquetés, souillés des sanies affreuses des décombres, gisaient sur le sol nu de l’Hôtel de ville ou sur, le dallage de cette église qui avait été si intimement liée à leur vie et bombardée elle aussi. La nuit se passa…
LE BOMBARDEMENT DU 9 SEPTEMBRE.
Vers huit heures du matin, le déblaiement battait son plein. De rues en rues, partout se faisaient entendre des appels déchirants de personnes ensevelies implorant la délivrance, partout des cadavres, partout des ruines effroyables….. Ceux des Portelois qui avaient passé la nuit dans les champs commençaient à revenir ; l’on espérait que Je calme allait se rétablir. Cependant devant l’ampleur de la catastrophe, la municipalité de Boulogne faisait appel à l’administration de l’hôpital. Le docteur Houez qui avait passé la nuit à soigner de malheureuses victimes dans la salle souterraine de l’hôpital Saint-Louis partit aussitôt avec les docteurs Baron et Darsy pour essayer d’organiser au Portel un poste de secours. Une équipe chirurgicale en permanence donnerait des soins aux victimes au fur et à mesure de leurs dégagements. A peine sont-ils arrivés qu’ils apprennent qu’au fond d’une cave effondrée, rue du Pont-Hamel, dans le quartier le plus démoli, une femme vivante est depuis la veille coincée dans une crevasse d’éboulis par un cadavre écrasé en travers d’elle.
Les équipes de sauvetage demandent un chirurgien pour découper le corps afin de dégager la malheureuse sur laquelle les pierres disjointes continuent à s’écrouler. Le docteur Houzel entreprit aussitôt cette macabre opération, une lanterne sous le bras gauche collé au corps, l’autre bras maniant un couteau de fortune il dût, à tâtons, pratiquer la désarticulation d’une jambe du cadavre encore vêtu. L’opération dure dix longues minutes, la désarticulation complète du genou permit de relever la cuisse sur le bassin et la jambe vers le pied engagé sous des blocs de pierre; la femme peut alors se frayer un passage .Sans regarder personne elle prit la fuite absolument éperdue ; par une chance inouïe elle n’avait aucune blessure.
Le Docteur Houzel , ancien chirurgien aux armées, dira : « le plus angoissant de cette sinistre besogne était de se rendre compte qu’à chaque mouvement le trou se rétrécissait par éboulement et surtout d’entendre tout près au fond de ce trou les gémissements sourds de pauvres gens agonisants sous les ruines » . Un des assistants de cette horrible scène ajoute : « Au moment où le chirurgien sortait des décombres et alors que la femme s’enfuyait à toutes jambes , quarante bombardiers à basse altitude se mirent à déverser sur nos têtes une averse de torpilles . Deux tombèrent à moins de quatre mètres de nous.
« Projetés en arrière, étouffés par les gravats et la poussière, nous restons plus de trois minutes dans un nuage affreux si opaque que nous ne nous voyons pas, quoique nous soyons presque les uns contre les autres. « Mais il faut quand même remonter vers IA place en escaladant les maisons effondrées et e se jetant d’abri en abri tandis que tout s’écroule autour de nous sous un bombardement d’une violence inouïe… Nous voici sur la place désert à gauche, une pharmacie achève de s’écrouler entièrement écrasée par quatre torpilles ; .à nos pieds, deux blessés baignent dans leur sang à côté de leurs bicyclettes pulvérisées, l’un d’eux, membre de la Défense Passive, est un ancien adjoint au maire de Boulogne. Ils agonisent hélas ! le docteur Houzel ne peut que leur donner des paroles d’encouragement, d’ailleurs, nous nous attendons tous à partager leur sort… »
Il était impossible d’organiser un poste d secours sous un-pareil ouragan. L’équipe chirurgicale réussit à regagner Boulogne où elle recommença à opérer sans interruption dans les salles souterraines de l’hôpital Saint-Louis tandis que dans un ordre parfait ses services de la Croix- Rouge évacuaient au fur et à mesure les blessés vers le poste de repli de Desvres. La violente persistance de ces bombardements successifs fit croire aux Boulonnais que leur tour allait venir de supporter un assaut semblable.
Un Boulonnais écrira dans ses notes : « Devant l’intensité du bombardement tout le monde avait cru à une tentative de débarquement anglo-américain, des gens se terrèrent dans leurs caves avec des provisions et attendirent les événements, agités des sentiments les plus divers. Les rues restèrent complètement désertes, l’on se serait cru au lendemain des journées de mai 1940. L’on se répétait que la grande flotte anglaise (sic) croisait au large de Boulogne, tout comme Nelson au temps de la Flottille de Napoléon en 1805, on précisait même qu’elle tirait avec ses grosses pièces sur le Portel, ce qui sera reconnu inexact.
Comme la veille au soir, les premières bombes étaient tombées d’abord sur Boulogne et ses environs, y faisant quelques victimes, puis, le bombardement s’était concentré pour la troisième fois sur l’infortunée commune porteloise encore pantelante des heures qu’elle venait de vivre.
Ce nouveau raid dure plus de trois heures. Le Portel n’était plus ensuite qu’un immense amas de décombres, de nouveaux incendies éclatèrent en plusieurs endroits. Ils ne furent maîtrisés qu’avec les plus grandes difficultés. Deux autopompes, quatre voitures d’ambulance, plusieurs camions étaient hors de service. Sept pompiers boulonnais, officiers et sapeurs étaient tués sous les décombres d’une maison de la rue Victor Hugo où, depuis la veille, ils s’efforçaient de sortir d’une cave les blessés et les morts qui s’y trouvaient encore.
En présence d’un danger qui n’était pas irréel, la majeure partie de la population, prise de panique, gagnait la campagne . Les équipes de secours de Calais repartirent chez elles car le bruit courait que Calais subissait le même sort que Le Portel. Des milliers de gens couraient affolés ne sachant que faire ni où se diriger. On envoyait presque nus partant sans but et voulant quitter coûte que coûte , cet enfer. Fuyant à travers champs, vers Outreau , vers l’intérieur , ils se démoralisaient les uns les autres , ayant parfois abandonné des vieillards infirmes ou les emportant hissés sur des « cabrouets » .
Une mère viendra dire à l’abbé Boidin , vicaire de la paroisse : « Mon fils de trois ans a été tué cette nuit , je vous le laisse car je m’en vais » . Un jeune homme dira à un conseiller municipal : « Qu’est ce que je dois faire de mon père qui a été tué ? Je ne veux pas rester une minute de plus ici .. » . Dans une cave, une femme est sous les décombres de sa maison avec ses trois enfants , elle est tuée, ses enfants sont blessés, mais ils sont tous si étroitement enchevêtrés qu’on ne peut les sortir qu’après deux heures de travail. Lorsque la première jeune fille que l’on put atteindre eut la tête dégagée , ses premiers mots furent pour dire : « Ma mère est morte ,vite un prêtre pour l’administrer ». Afin d’aider les sauveteurs qui travaillaient dans une espèce de sape sous deux mètres de décombres , les enfants encore ensevelis durent soutenir de leurs mains libérées le corps inanimé de leur mère.
Aux premières heures de la journée , le préfet du Pas-de-Calais arriva d’Arras avec ses chefs de service. Il régla aussitôt avec Monsieur de Villeneuve ,sous-préfet de Boulogne, qui n’avait pas quitté le secteur de la nuit, les détails de l’évacuation. Les travaux de sauvetage et de déblaiement prirent une très grande ampleur mais se heurtèrent à de grandes difficultés. Toutes les canalisations étant rompues, il n’y avait plus d’eau, ni gaz, ni électricité. De toutes parts les secours arrivaient. De Lille,d’Arras, de Paris, de Roubaix, de Tourcoing, de Liévin , les équipes de Jeunesse envoyaient des détachements de travailleurs.
Trente équipes sont alors réparties dans différentes rues.
Ailleurs, c’étaient des familles entières que l’on retrouvait écrasées sous les maisons, les corps étaient contorsionnés comme des suppliciés par groupe de six, de huit, de dix, de quinze. D’une seule cave , l’on dégage trente cinq cadavres .Dans une autre , une femme qui allait bientôt être mère, prise de frayeur, accoucha au moment où la cave s’effondrait, elle fut tuée en même temps que le nouveau-né et toute sa famille. Deux jeunes femmes qui avaient quitté cet abri pour une cave voisine moins d’une minute avant, échappèrent à l’écrasement.
Depuis la fin du premier bombardement, M.Levet, officier mécanicien de la Marine, avec ses marins-pompiers, s’efforçait de tirer des décombres des victimes. Il eut la satisfaction d’en sauver un certain nombre d’une mort certaine et persista jusqu’au bout dans ses travaux de sauvetage échappant de fort peu plusieurs fois à la mort avec toute son équipe.
A TRAVERS LES RUINES
Des notes écrites hâtivement par des sauveteurs, nous extrayons les passages suivants :
« Nous voilà partis sur les lieux, les sauveteurs bénévoles s’affairent mais la nuit envahit peu à peu la ville. Nous disposons d’un matériel rudimentaire et restreint , pas de scies, pas de pics, peu de pelles, de ces fumantes lampes tempête ; on dégage à la main avec des pelles de ménage, on fait la chaîne pour sortir les pierres des trous, on s’efforce de travailler d’autant plus rapidement que les gens ensevelis manquent d’air sous l’envahissement des poussières impalpables provoquées par les éclatements.
Nous emportons pour l’hôpital de Boulogne une femme couverte de terre et de sang, mais qui, néanmoins refusait de se laisser enlever ; elle veut ses enfants, sa sœur, son mari, combien sont ils la dessous ? quatorze ! Le trou est béant vers le ciel, la maison est entrée dans la terre. Le buste seul d’un homme vivant émerge encore de cet effondrement : sauvez ma femme avant moi , crie t-il ; cette dernière assise, la tête soutenue par son mari, semble allaiter une petite fille de trois semaines, mais l’on comprend que mère et enfant sont morts étouffées, emplies de cette poussière de décombres.
22H30 ; le même ronronnement qu’à 20 heures , nous levons la tête vers le ciel puis sitôt , la première torpille arrive, maintenant les sifflements se succèdent sans arrêt, les parachutes lumineux éclairent le Portel. Dans un trou, nous attendons la mort, elle est inévitable ; les maisons s’écroulent les unes après les autres ; les pierres retombent avec violence de tous côtés, le sol est secoué ; puis toujours cette poussière qui se colle à vous, envahit nez, bouche, oreilles, yeux : la langue pâteuse , la gorge irritée nous songeons à la fraîcheur d’un peu d’eau, mais rien.
Est-ce la fin ? les torpilles ne sifflent plus, on se risque hors du trou, puis quelques appels : « Louis ! Isabelle ! » .Personne ne répond. Debout nous cherchons la voiture, elle n’existe plus, la rue dans laquelle elle était stationnée est bouleversée ; les maisons se sont abattues les unes sur les autres ; nous étions à deux mètres de distance, rien, pas d’égratignures, mais les vêtements sont en lambeaux.
Nous recommençons à déblayer. Le petit jour est venu alors que nous finissions de dégager deux personnes vivantes, nous sommes courbaturés et surtout nous avons soif , nous nous dirigeons vers la place, enjambant les décombres. Rue Victor Hugo, des maisons brûlent, des gens hébétés sortent peu à peu des caves ; devant des immeubles écroulés, la même phrase terrible en son laconisme ; « Il y a quelqu’un ? ». Puis toujours ces prénoms : Eh ! Louis Eh ! Zabelle, Eh Magrite ! … crient, courbées, devant des décombres…
7 heures .Il fait maintenant grand jour et le spectacle frappe dans son horreur. Nous sommes une vingtaine de travailleurs rassemblés sur la place, connaissant à peine Le Portel , ses rues, ses cours enchevêtrées, nous nous laissons guider vers la rue de la Marine, je crois ; le travail de la nuit recommence, mais facilité par le jour ; et brusquement cet avertissement des moteurs et le sifflement ; surpris, désemparés par ce retour auquel personne ne voulait croire, les gens se précipitent de tous côtés, c’est l’affolement, jetés à plein ventre sur le trottoir, nous risquons de temps à autre un œil vers là haut, mais préférons tous le jour à la nuit : voir, il semble que la sécurité soit plus grande ; combien de temps ainsi à se relever puis à se coucher à nouveau, nous ne savons, il nous semble vivre un rêve ; quand tout sera achevé nous en serons surpris.
Le nombre des tués s’avérant extrêmement important, des cercueils furent expédiés d’Arras. Des détachements d’équipes nationales de jeunes étaient arrivés de Paris en renfort avec des équipes supplémentaires de la Croix-Rouge. Des groupes de mineurs, accourus de Lens, de Noeux-les-Mines, de Béthune, de Liévin, de Marles, travaillaient sans arrêt en collaboration avec une section des troupes d’occupation.
Trois jours après on découvrit sous des décombres, rue Notre-Dame, un employé de la SNCF, nommé Lamarre, qui encourageait les équipes de déblaiement en leur disant : « Ne vous pressez pas, je suis ici comme dans un fauteuil » . Il demande des nouvelles de sa femme et de ses quatre enfants. On n’osa pas lui dire qu’ils avaient dégagés morts.
Quatre jours après, l’équipe de D.P de Boulogne croit entendre des cris dans les ruines d’une maison où l’on avait déjà enlevés vingt-sept cadavres, aussitôt l’on recommence des recherches. Le doute n’est plus permis. Avec précaution, les sauveteurs aidés de quelques mineurs de Lens se hâtent. Trois longs quarts d’heure d’efforts s’écoulent. Près d’une cheminée, de dos, l’on aperçoit enfin le corps d’une jeune femme assise sur une chaise, tuée au moment où elle donnait le sein à son enfant ; l’on entend un frêle vagissement. Les travaux se poursuivent. Munis de gants, les sauveteurs essaient d’enlever de force le cadavre ; il cède. Déjà un homme s’est précipité. Il aperçoit à terre un enfant, une petite fille âgée de quatre mois qui ranimée par l’air pur pleure doucement. Il allonge le bras, la touche, la saisit avec des gestes empreints de tendresse, car c’est un père de famille, et ramène la pauvre petite. Transférée à l’Hôpital de Boulogne, elle y est morte quelques semaines après, malgré les soins les plus maternels et incessants qui lui furent prodigués.
Il y eut des découvertes moins attristantes. Des sauveteurs alertés quatre jours après le bombardement par une odeur caractéristique font des recherches dans une maison en ruine et finalement trouve le cadavre d’une vache sur une toiture où elle avait été projetée de la cour d’une ferme voisine par l’explosion d’une bombe.
L’une des premières bombes a écrasé une maison dont tous les habitants blessés réussirent à sortir par un soupirail de cave ; au plus vite ils gagnent une maison voisine où ils se réconfortent . Le deuxième bombardement survient , la maison où ils se trouvent est littéralement soufflée par une bombe. Les rescapés pour la seconde fois se retrouvent en pantoufles , quasi nus dans la rue. Un peu hagards, ils s’enfuient sur les routes où ils sont recueillis et conduits à Béthune.
Dans une famille, Coppin , on compte cinquante-quatre victimes. Rue du Lieutenant Herbez quatorze personnes sont réfugiées dans une cave. Au deuxième bombardement, la maison est écrasée. Seule une femme reste vivante, si complètement entourée de décombres qu’il lui est impossible de faire le moindre mouvement. Elle dira : « J’ai l’impression que si j’avais tourné la tête tout se serait effondré » . C’est dans cette position qu’elle assistera à la mort de treize personnes qui sont ensevelies avec elle, de son mari qui a glissé sur elle, de ses trois filles. L’une d’elles eut la force de lui dire « Maman, je vais mourir » et ensemble elles essayèrent de faire une dernière prière que la mort interrompit. Dix huit heures passèrent.. chargées d’angoisses indicibles ! L’infortunée femme ne sera retrouvée et dégagée que le lendemain après-midi, puis transportée aussitôt à l’hôpital en raison de ses contusions. Sur une maison sinistrée de la rue de la Marine, on put lire cette phrase rassurante « ici aucune victime » .
Au milieu d’un tel bombardement et alors que les maisons abandonnées étaient ouvertes à tous les vents, il n’est pas surprenant que quelques cas de pillage aient pu se produire. Les boulangeries et les magasins d’alimentation reçurent des visites d’individus tentés par la farine et les approvisionnements. Les caves renfermant des vins et des alcools furent aussi soigneusement vidées par de soi-disant sauveteurs restés fort prudemment inconnus. D’autres sauveteurs « improvisés » disparurent, emportant les vêtements et les chaussures des victimes encore enfouies dans les caves. Des mesures furent immédiatement prises pour enrayer ces pillages. 150 hommes de la garde mobile arrivèrent de Lille pour surveiller les ruines et les routes conduisant au Portel. L’accès de la commune fut interdit.
Pour déménager les mobiliers, il fallut être porteur d’une autorisation signée du Maire de Boulogne. Mais il convient aussi de mentionner que nombreux furent les actes de probité. Des sommes parfois extrêmement importantes furent trouvées dans les décombres et rendues à leurs propriétaires, et souvent hélas aussi à leurs héritiers. Dans la rue du Maréchal Foch, l’on trouvera un petit coffret renfermant trois cent mille francs. Huit jours après le bombardement, j’ai rencontré un des survivants, nommé Libert, charpentier de navire, le malheureux avait perdu dans la catastrophe toute sa famille, son père, sa mère, sa femme, ses quatre enfants, un frère, une belle-sœur. Il était le seul survivant sur onze personnes qui se trouvaient avec lui dans une cave de la rue Notre-Dame. Après les paroles douloureuses que l’on devine, je lui ai : « Et maintenant qu’allez vous faire ? allez rejoindre dans la Marne les réfugiés portelois ? » . Et Libert de répondre : « c’est pas possible !, nous avons des bateaux en construction, je ne peux pas les abandonner » et d’un pas calme et lent il s’en alla vers son destin.
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