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 Extrait de l’ouvrage de Franck Dufossé "Tardinghen des origines à 1950"

éditions A.M.A / HISTOPALE

 
Un site gallo-romain entre caps Gris Nez et Blanc Nez :

les tourbières littorales de Tardinghen

 

Entre Gris-Nez et Blanc-Nez, la plage de Tardinghen

 

Une tourbière est généralement un marais ou une prairie spongieuse où, par le jeu de réactions chimiques et mécaniques, se forme la tourbe, c’est à dire une roche noire combustible médiocre. Sa carbonisation peu avancée laisse toujours apparaître des débris végétaux reconnaissables comme des fragments de branches ou de troncs d’arbres. Dans le cas de la plage de Tardinghen, les tourbières se présentent sous la forme des bancs de tourbe.

 Mais si les nombreux vestiges trouvés en ce site remontent essentiellement à l’époque gallo-romaine, cette dernière appellation n’est en est pas moins assez impropre. En effet l’occupation de l’estran (1) de Tardinghen dépasse le seul cadre chronologique Ier siècle avant J.-C. IVe siècle après J.-C.. De l’avis même de certains archéologues, notre site serait le plus riche parmi toutes les tourbières littorales du Pas-de-Calais. Nous sommes ainsi en présence d’un important site pour le pays wissantais, bien qu’aucune étude scientifique poussée ne lui ait été vraiment consacrée. Il s’agit en effet du premier véritable lieu d’habitation sur le territoire communal de Tardinghen.

La seule source relatant son existence est l’archéologie, outil indiscutable et indispensable, faute de documents écrits. Nous ne disposons ainsi pour témoins que des vestiges enfouis dans le sol, qu’il faut rechercher, classer puis interpréter.

Dans le cas présent il s’agit principalement d’une archéologie de prospection. Mais, si certains chercheurs font part de leurs trouvailles, ce n’est malheureusement pas le cas de tous, comme le signale le professeur Roland DELMAIRE : « Dans les tourbières, entre Tardinghen et Wissant, nombreuses trouvailles par divers prospecteurs, dont seule une partie est parvenue à notre connaissance » (2).

Gérard FOSSE, éminent spécialiste de la Préhistoire régionale, complète : « [il est] regrettable que l’estran fasse l’objet, de la part d’individus peu soucieux de recherche scientifique, d’interventions clandestines destructrices » (3). Malgré tout, l’ensemble des découvertes qui nous est parvenu semble permettre une reconstitution possible des différentes occupations du site.

 La genèse du marais de Tardinghen

Afin d’apprécier la localisation précise du site, il est nécessaire d’étudier la naissance du marais de Tardinghen. Ce marais correspond aujourd’hui à une plaine aux dimensions relativement réduites (4), d’origine maritime. Les différentes couches de sédiments déposés en son fond en témoignent.

Il y a environ 9500 ans, alors que le climat se réchauffe et que le niveau des mers monte (5), une lagune se trouve en lieu et place de notre marais. L’apport des eaux pluviales contribue à développer une riche végétation qui va être à l’origine de la tourbe. Par le jeu de l’activité marine la lagune est plusieurs fois inondée. Puis entre 6300 et 3800 ans avant J.-C. la transgression flandrienne prend fin ; le niveau marin est proche de l’actuel. C’est l’optimum climatique avec des températures de 1 à 2 °C supérieures à celles d’aujourd’hui  (6). Le climat étant plus humide, il se montre favorable à la fixation des dunes en rendant plus difficile le transport de sable par le vent (7).

En effet les dunes se forment par sédimentation éolienne de fines particules minérales qui composent le sable : quartz, débris de coquillages, apportés par les courants marins. A marée basse le sable est repris par le vent, entraîné vers l’intérieur des terres. Il se dépose alors à la rencontre d’obstacles divers. Or ces dépôts sont facilités lors de climats humides parce qu’ils deviennent plus stables. On assiste progressivement à la mise d’un cordon dunaire.

A Tardinghen, cet appareil dunaire se constitue au niveau de la partie de la plage actuelle qui n’est découverte qu’aux basses marées. Sa position témoigne d’un rivage situé alors plus au nord-ouest. Le cordon isole de la mer une importante zone marécageuse, qui s’étendrait aujourd’hui du marais de Tardinghen jusqu’à l’estran de basse mer.

 

Datation

C’est dans cette probable configuration du littoral tardinghenois (8) que naissent les bancs de tourbe. Il faut des conditions particulières pour qu’un marécage devienne une tourbière. Les eaux du marais doivent se recouvrir d’une couche végétale qui va s’épaissir progressivement et donc s’enfoncer. Au fil des siècles la couche finit par occuper entièrement l’espace aquatique tout en continuant à baigner dans un milieu humide et riche en végétaux. Se transformant peu à peu en tourbe (9), elle se compose de matériaux variés.

A Wissant, au large de la dune d’Amont, on pouvait ainsi voir au début du XXe siècle des bancs de tourbe contenant de grosses racines, des troncs renversés et même des glands et des noisettes (10) . En effet, la tourbe étant un milieu réducteur, elle emprisonne et tend à fossiliser tout ce qui y tombe. C’est notamment le cas pour les pollens. Les pollens des fleurs et des plantes, quoique ayant une vie active fragile, sont formés de parois structurales pratiquement indestructibles. Etant émis en grande quantité, un certain nombre finit emprisonné dans le marais et dans la tourbe naissante. Par leur étude, on peut dater les bancs de tourbe d’une manière assez fiable. Malgré tout, les spécialistes ne sont pas tous d’accord.

Selon Pierre PINTE, qui complète sa datation par analyse isotopique au carbone 14, les tourbières de Tardinghen qui ne sont découvertes qu’à marée basse auraient un âge compris entre 2750 et 1000 ans avant J.-C.  (11). Elles ne seraient d’ailleurs pas plus anciennes que 2570 ans avant notre ère puisqu’elles reposeraient sur une argile saumâtre grise datée au carbone 14 justement de 2570 ans avant J.-C. (12) . 

MM. MORTIER et BOELS avancent, pour leur part, une datation légèrement différente, elle aussi basée sur des analyses au carbone 14. Les échantillons ramenés de Tardinghen qu’ils ont étudié, auraient été formés entre 3800 et 800 ans avant notre ère (13). Cette dernière datation semble plus exacte. En effet, certaines tourbières entre Wissant et Tardinghen ont livré des silex taillés remontant d’après les datations au carbone 14 au Néolithique moyen, donc entre 4200 et 3300 ans avant J.-C.. Ces objets appartiennent le plus souvent à des ateliers de débitage, c’est à dire à des lieux de fabrication d’outils.

tourbière littorale de Tardinghen

 

De tels ateliers sont relativement fréquents au Néolithique moyen, période où l’outillage de silex se développe du fait même de la multiplication des défrichements. Ils plaident pour une occupation humaine du marais-tourbière de Tardinghen dès le IVe millénaire avant notre ère (14).

 

Les vestiges préhistoriques

A l’instar des grandes tourbières de l’Europe du Nord, le marais de Tardinghen semble avoir été largement habité, notamment dès la fin du Néolithique récent (15), puisqu’on y a découvert des poteries grossières et des haches polies en silex, toutes datées de cette période.

 

silex taillé (grattoir) d’âge néolithique

trouvé aux Terres du Marais

 Prolongement de la main de l’homme, l’outillage en silex lui est essentiel. En effet, la vie quotidienne en ces temps reculés exige un outil dur que seule la pierre alors fournit ; les galets cassés naturellement présentent des bords tranchants que l’homme peut façonner à loisir. Cet outillage se compose le plus souvent de grattoirs, de couteaux à dos, de burins, de perçoirs, de pics et de tranchets. On peut s’interroger : pourquoi occuper un marais et des tourbières, espaces hautement insalubres ? Comme l’explique Jeanine DESMULLIEZ « le choix devait relever de la conjoncture politique de l’époque. Dans de nombreux cas, la volonté de se protéger est manifeste : n’oublions pas que c’est au Néolithique qu’est apparu le fléau de la guerre » (16). Il est ainsi hautement probable que le marais-tourbière de Tardinghen a été primitivement occupé parce qu’il s’est avéré être un véritable abri naturel.

Outre les outils, une grande partie des vestiges préhistoriques du marais-tourbière est constituée d’ossements animaux, principalement du bovidé et des cervidés. Cette faune, identique à l’actuelle, devait vraisemblablement servir de gibier, à moins d’être le produit d’élevages.

 

 Exemple d’ossement provenant de la baie de Wissant

 

Les ossements se trouvent en très grand nombre, d’après différentes observations faites dans les années 1993-1994. L’une d’elles, réalisée dans les tourbes situées sous la dune du Châtelet, a mis en évidence de nombreuses fosses contenant des silex taillés et des ossements animaux (17), datables de l’Age du Bronze (18). Cette découverte est particulièrement intéressante. En effet le grand nombre des ossements, auquel il convient d’associer de multiples silex, suggèrent l’existence alors d’un vaste peuplement dans le marais-tourbière de Tardinghen.  Le marais-tourbière semble définitivement avoir été un lieu d’occupation privilégié (19) puisqu’on y a mis à jour une fibule (20) au type de Duchcov. Cet objet caractéristique, très rare dans la région, témoigne de la présence à Tardinghen de populations celtes dès la première moitié du IIIe siècle avant J.-C.. Elles seraient venues de la rive droite du Rhin vers la fin du Ve siècle.

 

L’occupation morine

Ces populations ainsi installées à Tardinghen dès la première moitié du IIIe siècle, ce qui constitue une des occupations celtes parmi les plus anciennes sur le littoral du nord de la France, correspondent probablement au peuple des Morins.

Les Morins, « fraction de la grande famille gauloise » (21), occupent un territoire limité au nord par les fleuves Aa et Lys, à l’ouest par le trait de côte, à l’est par le cours de la Clarence et au sud par celui de la Canche. Leur nom semblerait provenir du celtique mor signifiant mer ou de l’anglais moor que l’on peut traduire par plaine marécageuse (22). Ces deux étymologies résument à elles seules les Morins. Peuple de pêcheurs, ils s’établissent avant tout sur la côte mais aussi dans les marais, alors relativement nombreux dans le Boulonnais.

 La proximité de l’eau s’avère un atout majeur à plus d’un titre. Elle est ainsi indispensable pour l’alimentation des hommes et des animaux, mais aussi pour l’exploitation d’autres ressources, tels la tourbe qui est utilisée comme combustible ou l’osier, élément nécessaire à la confection des toitures de chaume et des armatures de torchis. Le marais-tourbière de Tardinghen, dont une partie peut être asséchée, est donc un site privilégié pour les Morins. Ceux-ci y ont laissé d’abondantes traces : fibules, fragments de poterie, plombs de pêche et hameçons. Ils témoignent qu’il se trouvait là des populations de pêcheurs. 

A côté de ces établissements existaient un point de commerce, une zone de transit (23), attestés par la découverte de monnaies d’or gauloises dont certaines très rares : deux statères ambiani et deux quarts de statères au bateau morins (24)A une époque où le troc prédomine, les monnaies d’or sont des indices de richesse liée à une activité économique et ou commerciale ; elles ne peuvent correspondre à de simples établissements de pêcheurs. Leur présence dans les tourbières de Tardinghen, site littoral voisin des côtes anglaises, tend à prouver que la baie de Wissant était, au temps des Morins, point de commerce entre l’Angleterre, appelée alors Bretagne, et le continent.

Il n’est d’ailleurs rien d’étonnant à une telle situation si l’on étudie les voies celtiques. L’une d’elle, la Leulène, a été un axe très important au temps des Gaulois, véritable voie d’accès reliant le littoral à Thérouanne, la capitale des Morins. Le commerce, fuyant la zone des collines du Boulonnais (25), passe essentiellement par la Leulène, dont un des embranchements arrive à la baie de Wissant.

Toutes ces constatations peuvent venir étayer l’hypothèse selon laquelle la baie de Wissant aurait été le port morin utilisé par César pour conquérir la Bretagne, le fameux Portus Itius (26).

 

Un important site gallo-romain

La conquête romaine, loin de desservir le site d’occupation du marais de Tardinghen, contribue au contraire à son développement. L’étude des monnaies qui y ont été découvertes s’avère à ce titre particulièrement intéressante.

La réduction en province de la Gaule chevelue en 50 avant J.-C. doit aboutir à l’arrêt de frappe de monnaie d’or ; c’est un moyen pour Rome de montrer sa domination, l’or étant symbole de l’indépendance et de la royauté.

Malgré tout, les statères gaulois continuent à circuler car les marchands gaulois ont besoin d’or pour leurs échanges avec la proche Bretagne. A ces pièces d’or s’ajoutent des monnaies gauloises d’argent et plus encore de bronze ; au niveau des points de commerce elles compensent l’insuffisant approvisionnement en monnaies romaines (27).  

Les découvertes des tourbières littorales de Tardinghen correspondent parfaitement à ce schéma. Plusieurs bronzes gaulois y ont été trouvés : deux ont pour origine le Kent, c’est à dire l’autre côté du Channel ; trois proviennent des Turons, peuple de la région de Tours ; une enfin a été frappée par les Sénons, tribu établie dans le bassin supérieur de l’Yonne en Bourgogne.

En ajoutant à toutes ces trouvailles celle d’une monnaie gauloise en argent d’origine picarde (28), une constatation s’impose : le marais-tourbière de Tardinghen se développe en tant que point de commerce important su le littoral boulonnais dès les débuts de la conquête romaine. A côté des populations de pêcheurs de Tardinghen doivent être établis des négociants, qui pratiquent notamment le commerce avec leurs voisins bretons. 

Le tableau des trouvailles ci-après propose un classement, par empereur, de l’ensemble des monnaies romaines ramassées dans les tourbières littorales de Tardinghen et parvenues à notre connaissance. Si leur nombre est quelque peu réduit (29), elles démontrent néanmoins que le site a été occupé de manière vraisemblablement continue jusqu’à la fin du IIe siècle après J.-C..

  

Tableau des trouvailles de monnaies romaines (30)

 

empereurs romains

 

Dates de leur règne

 

trouvaille attestée

trouvaille probable

total des trouvailles

 

AUGUSTE

-43/14

2

1

3

 

monnaies coupées

 

Début

Ier siècle

15

4

19

 

TIBERE

14-37

1

1

2

 

CALIGULA

37-41

1

0

1

 

CLAUDE

41-54

2

0

2

 

NERON

54-68

2

0

2

 

GALBA

68-69

1

0

1

 

VITELLIUS

69

1

0

1

 

VESPASIEN

69-79

7

2

9

 

TITUS

79-81

1

1

2

 

DOMITIEN

81-96

4

0

4

 

NERVA

96-98

3

0

3

 

TRAJAN

98-117

2

2

4

 

HADRIEN

117-138

3

4

7

 

ANTONIN

138-161

3

3

6

 

M. AURELE

161-180

0

4

4

 

CONSTANTIN

306-337

2

0

2

 

THEODOSE

379-395

0

2

2

indéterminé

?

1

3

4

 

Total des monnaies

51

27

78

 

Ces trouvailles gallo-romaines sont à associer à d’autres découvertes archéologiques réalisées dans les tourbières : de nombreux ossements d’animaux, surtout domestiques, des fragments de tuile à rebord, de la céramique variée, un grand nombre de fibules (31) et deux petits bustes en bronze (32).

 

fibule zoomorphe trouvée dans le marais tourbière

(longueur : 4, 2 centimètres)

 

Il faut néanmoins préciser que le passage de la civilisation gauloise à une civilisation gallo-romaine s’est réalisé très progressivement. Cultures et traditions indigènes survivent ainsi sous le vernis romain durant de longues décennies. En effet, à Wissant, sur le site gaulois de la Motte au Vent qui est datable des débuts de l’ère chrétienne, seuls quelques rares fragments de céramique gallo-romaine (33) accompagnent un abondant matériel celte (34).

 L’abandon du site

De toutes ces découvertes il apparaît donc que le marais-tourbière de Tardinghen a accueilli une vaste zone d’habitation gallo-romaine abandonnée à la fin du IIe siècle après J.-C.. En effet, à notre connaissance, aucune monnaie du IIIe siècle n’y a été découverte pour l’instant. On peut dès lors s’interroger : pourquoi cet abandon ?

Avant d’apporter quelques éléments de réponse, il est nécessaire de revenir sur la configuration du site. Cette configuration a dû peu varier entre le Ier siècle avant J.-C. et le IIe siècle après J.-C., c’est à dire un marais-tourbière s’étendant du marais actuel jusqu’à la partie de plage découverte aux basses marées. Il est alors séparé de la mer par un cordon dunaire à l’image de la dune d’Aval aujourd’hui. Notre marais, exploité pour ses tourbières, doit être en partie asséché ; il est en effet difficile d’imaginer des populations gallo-romaines vivant dans une zone si peu salubre. Cette configuration s’avère d’autant plus probable que la mer est alors plus éloignée. Comme l’écrit Henri MARIETTE « sa position (35) sur la plage actuelle indique que le rivage romain était plus au large, avec un niveau marin inférieur d’au moins un mètre » (36).

Certains auteurs ont avancé comme possible explication de cet abandon un envahissement du site par la mer. Ce phénomène est désigné sous le terme de transgression dunkerquienne II (37) ; il va toucher l’ensemble du littoral du nord de la France à la Hollande. Mais plus qu’une véritable remontée des eaux, il s’agit en fait d’inondations marines liées à des ruptures plus ou moins locales des cordons de la barrière côtière. Leurs effets peuvent être désastreux comme à Sangatte. La plupart des découvertes gallo-romaines réalisées sur le territoire de cette commune « proviennent d’un terrain tourbeux, situé au fond de l’anse de Sangatte, et aujourd’hui baigné par la haute mer. On y constate l’existence de plusieurs anciens puits. Tout cela démontre que les Romains avaient à Sangatte un établissement considérable dont la plus grande partie est maintenant sous les eaux »  (38).

L’hypothèse pour Tardinghen serait la suivante : suite à plusieurs violentes tempêtes dans un intervalle de temps assez court, le cordon dunaire séparant la mer du marais-tourbière, aurait fini par céder suffisamment pour laisser les eaux marines pénétrer et ennoyer la zone d’habitation gallo-romaine.  Cette hypothèse séduisante se heurte toutefois à deux problèmes. D’une part, tous les historiens s’accordent pour dater le début de la transgression dunkerquienne à la seconde moitié du IIIème siècle après J.-C.. Or cette date est beaucoup trop tardive pour le marais-tourbière de Tardinghen qui, rappelons-le, ne présente plus de trace d’occupation dès la fin du IIe siècle. L’abandon du site apparaît donc antérieur à l’ennoiement dunkerquien. econd problème : la réoccupation du site à partir du IVe siècle, ce dont témoignent les trouvailles de monnaies. Dans l’hypothèse d’un ennoiement marin de la zone d’habitation gallo-romaine, il est difficile d’imaginer qu’en un siècle la mer a pu se retirer et qu’un cordon dunaire de taille suffisante s’est reconstitué pour isoler de nouveau le marais-tourbière.

 Une autre explication est peut-être envisageable. Les géographes nous apprennent qu’une dune se forme par sédimentation éolienne de fines particules minérales : quartz et débris de coquilles, apportés par les courants marins. A marée basse le vent reprend le sable puis l’entraîne vers l’intérieur des terres où il se dépose à la rencontre d’obstacles divers. On assiste progressivement à la constitution d’un cordon dunaire. S’il n’est pas fixé, ce cordon peut se déplacer à l’intérieur des terres sous l’effet de vents violents et causer de grands dégâts.

C’est ainsi qu’en une seule nuit de l’hiver 1737-1738, les sables dunaires de Wissant ont enseveli 43 maisons, soit les deux tiers du village (39). Il est fort possible qu’une telle situation se soit produite à la fin du IIe siècle au niveau du marais-tourbière. Poussé par des vents de tempête, le cordon dunaire littoral se serait déplacé, pénétrant à l’intérieur du marais. Sinon la totalité, tout au moins une grande partie de la zone d’occupation gallo-romaine aurait alors été ensevelie sous des milliers de m3 de sable, obligeant ainsi ses habitants à abandonner le site.  Il est également une troisième hypothèse qui expliquerait cet abandon. Celui-ci serait la conséquence de raids de populations germaniques. En effet en 170 puis en 174, c’est à dire sous le règne de MARC AURELE, les Chauques (40) entreprennent une série de raids de piraterie en Mer du Nord. Tournai est détruite à cette occasion. Bien qu’aucun élément ne vienne le confirmer, il est possible que ces attaques maritimes, contemporaines de l’abandon de notre site, se soient produites jusqu’en baie de Wissant. Toutefois cette hypothèse paraît fragile car les raids passés, on peut se demander pourquoi les populations du marais-tourbière de Tardinghen ne sont pas revenues occuper leur zone d’habitat.

 Vient l’ultime hypothèse, peu probable, d’un cataclysme marin : le site gallo-romain aurait été détruit par un raz-de-marée. Le cas ne serait pas unique puisque à la fin du IIe siècle, période, rappelons-le, de l’abandon du marais-tourbière, l’important site de Walcheren (41) disparaît suite à une telle catastrophe (42).

 

Une période de crise

Un seul fait passe donc pour acquis : malgré la prospérité de la zone d’habitation gallo-romaine du marais–tourbière, celle-ci est abandonnée autour du dernier quart du IIe siècle après J.-C..

Cet abandon semble s’inscrire dans un contexte particulier. En effet, bien qu’à l’époque le nord de la gaule connaisse un âge d’or économique et commercial, cette « situation de prospérité dont profitent même les contrées les plus reculées prend fin dans le courant du IIIe siècle. Les signes avant-coureurs reconnus par l’archéologie, tel un dépeuplement non négligeable des villes et des campagnes, sont sensibles dès la fin du IIe siècle. L’instabilité politique naissant avec la mort du dernier des Sévères, les guerres entre usurpateurs et le retour de la peste ont entraîné une période de crise qui culmine avec les premières grandes invasions « barbares » en 275/276 » (43).

Un tel contexte de crise contribue à ruiner la prospérité de l’ensemble des ports de la Morinie en réduisant de beaucoup le trafic commercial avec la Bretagne. Et parmi tous les maux qui frappent le nord de la Gaule, il en est un qui accable tout particulièrement le littoral : les raids de piraterie. A partir de 250, les pirates chauques, saxons et francs pillent ainsi régulièrement nos côtes. Cette recrudescence du brigandage maritime est attestée par l’histoire de CARAUSIUS. Cet officier d’origine ménapienne est en effet chargé en 285 d’éliminer les pirates en Manche et en Mer du Nord (44).

La région ne semble toutefois véritablement pacifiée que sous le règne de CONSTANTIN, vers les années 320-330. Une nouvelle prospérité se crée : les villae gallo-romaines (45) sont reconstruites, le monnayage recommence à circuler en abondance, le commerce avec la Bretagne reprend … et le site du marais-tourbière de Tardinghen est réoccupé. En témoigne la découverte dans les bancs de tourbe de deux monnaies de CONSTANTIN, frappées l’une en 310-311, l’autre en 313-314.

Cette réoccupation du site, certes bien plus mesurée qu’aux siècles passés, témoigne malgré tout de l’importance du marais-tourbière. En effet si des populations réinvestissent les lieux après plus d’un siècle d’abandon, c’est parce que le site leur offre des avantages certains, avantages qui avaient fait sa prospérité au Haut-Empire : d’une part la proximité d’avec la Bretagne, d’autre part une plage de sable à peu près dépourvue d’écueils (46).

Les deux monnaies de CONSTANTIN viennent confirmer cette assertion. Frappées toutes deux en l’atelier de Londres (47), elles indiquent une reprise des échanges entre la zone d’occupation de Tardinghen et la Bretagne.  Mais s’agit-il d’une occupation durable ? Il est difficile de trancher étant donné le peu d’éléments archéologiques dont nous disposons. Dans un contexte de remontée des eaux marines, certes très ralentie mais bien réelle, le marais-tourbière de Tardinghen ne doit pas être un lieu d’habitation très sûr.

Il apparaît malgré tout que des hommes continuent, sinon à l’occuper en permanence, au moins à utiliser sa position géographique avantageuse. En effet, deux monnaies frappées à l’effigie de l’empereur THEODOSE Ier, qui régna de 379 à 395, ont été ramassées dans nos tourbières. Il s’agit là des dernières monnaies connues découvertes en ce site.

 

 Renvois

1 C’est à dire la partie de la plage comprise entre les plus hautes et les plus petites marées.

2 Roland DELMAIRE (dir.), Carte archéologique de la Gaule, le Pas-de-Calais, 2 tomes, Paris, 1998, tome 2, p. 431.

3 Gérard FOSSE, « L’occupation préhistorique du littoral du Nord-Pas-de-Calais et de son arrière-pays », Les Amis du Vieux Calais, Archéologie du littoral du Manche-Mer du Nord, actes du 1er colloque archéologique de Calais, n° 160-162, décembre 1998, p. 454.

4 64 hectares.

5 Du fait de la transgression flandrienne.

6 Charles POMEROL, Maurice RENARD, Eléments de géologie, Paris, 1989, p. 535.

7 Pierre PINTE, Etude géomorphologique et cartographique des risques naturels du littoral de Wissant à Wimereux (Bas Boulonnais), mémoire de D.E.A en géographie, Université de Lille-Flandre-Artois, 1986, p. 71-72.

8 Une zone marécageuse étendue, séparée de la mer par un cordon dunaire qui se situerait aujourd’hui au niveau de la plage en très basse marée.

9 Par la décomposition incomplète des végétaux.

10 Virginie CEGLARSKI, Philippe HANNOIS, Jean-Marc IGNACE, Inventaire archéologique du canton de Marquise, Lille, 1994, pré-inventaire Wissant n° 22.

11 P. PINTE, op. cit. p. 72.

12 V. CEGLARSKI, P. HANNOIS, J.-M. IGNACE, op. cit. pré-inventaire Wissant n° 20.

13 R. MORTIER, M. BOELS, « Histoire de la plaine maritime de Wissant (Pas-de-Calais) depuis le début de l’Holocène », Annales de la Société géologique du Nord, 101, 1982, p. 19.

14 Ibidem, pré-inventaire Tardinghen n° 4.

15 A partir de 2570 ans avant J.-C.

16Janine DESMULLIEZ, Ludo MILIS, Histoire des provinces françaises du Nord, tome I : De la Préhistoire à l’an Mil, Dunkerque, 1988, p. 21.

17 G. FOSSE, op. cit. p. 454. Voir à ce propos La Semaine du Boulonnais, 11 février 1993.

18 2000 à 750 ans avant J.-C.

19 Selon différents témoignages, l’estran de la baie de Wissant aurait livré plusieurs crânes humains (voir chapitre 3).

Citons pour exemple l’extrait suivant : « M. DEMONT-BRETON possède un crâne et des ossements humains trouvés dans l’argile sous la tourbe submergée de Wissant » (source : Dom René PREVOST, Répertoire bibliographique des recherches préhistoriques dans le département du Pas-de-Calais, Arras, Mémoires de la Commission des monuments historiques du Pas-de-Calais, 1958, p.116).

20 Epingle de sûreté en métal utilisée pour fixer les vêtements.

21 André VERLEY, Boulogne-sur-Mer à travers les âges, t. I : en ce temps là, Bononia, Boulogne, 1978, p. 11.

22 Ibidem.

23 Pierre LECLERCQ, « Les monnaies gauloises du littoral de la région Nord-Pas-de-Calais », Les Amis du Vieux Calais, Archéologie du littoral du Manche-Mer du Nord, actes du 1er colloque archéologique de Calais, n° 160-162, décembre 1998, p. 463.

24 Il est vraisemblable que d’autres monnaies d’or gauloises ont été découvertes dans les tourbières de Tardinghen mais sans être déclarées.

25 La cuesta boulonnaise, véritable obstacle naturel.

26 Franck DUFOSSE, Wissant, des origines aux années 1930, Boulogne, 2002, p. 21-29. Les recherches ci-présentes viennent confirmer l’argumentation développée dans les chapitres 3 et 4 de cet ouvrage, faisant de l’anse de Wissant un port morin de première importance aux temps de César.

27 Roland DELMAIRE, « De la monnaie gauloise à la monnaie romaine : l’exemple de la région Nord-Pas-de-Calais », Revue du Nord, n° 318, 1996, p. 9-14.

28 Roland DELMAIRE, Daniel GRICOURT, Pierre LECLERCQ et collaborateurs, « Chroniques numismatiques III, IV, VI, XI, XIV, XV et XIX », Revue du Nord, 1984-2000.

29 78 pièces.

30 R. DELMAIRE, D. GRICOURT, P. LECLERCQ et collaborateurs, op. cit.

31 23 ont été publiées au début des années 1990.

32 V. CEGLARSKI, P. HANNOIS, J.-M. IGNACE, op. cit. pré-inventaire Tardinghen n° 4.

33 Des tessons de sigillée.

34 Henri MARIETTE, « Le site gaulois de la Motte du Vent à Wissant (Pas-de-Calais) », Celticum XV, 1966, 42 pages.

35 C’est à dire la position de notre habitat gallo-romain.

36 V. CEGLARSKI, P. HANNOIS, J.-M. IGNACE, op. cit. pré-inventaire Wissant n° 60.

37 R. DELMAIRE (dir.), Carte archéologique de la Gaule, le Pas-de-Calais, tome II, op. cit. p. 431.

38 Daniel HAIGNERE, Dictionnaire historique et archéologique du Pas-de-Calais, arrondissement de Boulogne-sur-Mer, t. 2, Arras, 1978 (réédition de 1881), p. 285.

39 F. DUFOSSE, op. cit. p. 87.

40 Peuplade germanique établie entre l’Elbe et l’Ems, c’est à dire la portion de territoire comprise aujourd’hui entre Hambourg et la frontière germano-néerlandaise.

41 Situé sur l’actuelle côte sud des Pays-Bas.

42 Stéphane LEBECQ, « Entre Manche et Mer du Nord, entre Grande-Bretagne et continent, les relations à travers le détroit dans les premiers siècles médiévaux » in 1er colloque européen de Calais : Les champs relationnels en Europe du Nord et du Nord-Ouest des origines à la fin du Premier Empire, 1994, p. 33.

43 Patrice HERBIN, Frédéric LORIDANT, « La fin de l’Empire en Gaule Belgique », Archéologia, n° 388, avril 2002, p. 29.

44 Selon EUTROPE et JEAN D’ANTIOCHE, CARAUSIUS va s’enrichir en attaquant les bateaux pirates uniquement au retour de leurs expéditions pour leur voler leur butin. Ayant fait sécession avec l’autorité romaine pour obtenir plus de pouvoir, Carausius finit assassiné.

45 Il s’agit d’exploitations agricoles.

46 Ce qui est un réel atout pour le commerce maritime.

47 La période où fonctionne l’atelier monétaire de Londres et où l’île est unie à l’Empire, s’avère assez courte : 296-325.

 

 

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